Premier 8000 mètres sans oxygène sur l’Everest face tibétaine

Publié le par Cybernette

gerlindenathetJLCe n’est pas un secret de polichinelle. J’ai une attirance quasi obsessionnelle pour les défis ultras longs et ultra hauts. Lorsque je me suis lancée, il y a six ans environ, dans la course à pied XXL, j’ai inauguré avec le mythique Marathon des Sables. Pour moi, c’était le symbole de l’inaccessible, le truc tellement grandiose que seule une foi infaillible permet de franchir le pas. Ma participation, en juin 2006, à l’expédition scientifique Mont-Blanc Oxygène de Véronique Billat, puis ma rencontre, en 2007, avec l’alpiniste Marc Batard, roi des ascensions en solitaire via des itinéraires de difficultés extrêmes, m’ouvriront les portes d’un autre domaine inaccessible : celui de la très haute-altitude. Quatre ans plus tard, je gravissais un 8000 mètres, cette limite rouge de notre monde appelée aussi « zone de la mort » et que personne ne devrait dépasser. Le danger fait partie de l’épreuve qu’il faut souvent subir pour espérer atteindre l’idéal que l’on s’est fixé. Je vous rassure, je n’ai aucune tendance suicidaire et jamais je n’irai risquer ma vie pour un tas de cailloux.  Pourquoi aller sur l’Everest alors ? Parce qu’il est là, avait répondu l’alpiniste Georges Mallory à un journaliste. Parce que c’est aussi le point le plus haut de la terre, une gigantesque boîte à phantasmes, génératrice de sensations et d’émotion nouvelles, et dont la fonction est d’attirer des rêveurs d’altitude.

 

 

 

benediction de l expeditionL’ultra m’a révélé un peu de moi-même puis un jour, il  m’a conduit plus haut que je n’aurais pu l’imaginé. Le grand écart est intéressant. Je passe d’un challenge où je dois me battre avec les barrières horaires à un défi où la lenteur et la paresse sont les secrets pour bien s’acclimater. Certains alpinistes considèrent la montagne comme leur maîtresse. Je n’ai pas une vision aussi charnelle des hautes-sphères. J’aime voyager dans la nature, me fondre dans les grands espaces et les expéditions me fascinent. Pendant plusieurs semaines, nous vivons dans un monde où l’homme n’a pas sa place. Nous attendons pendant des jours, sans rien faire, comme des CRS dans leur bus, que notre corps veuille bien déclencher les mécanismes physiologiques afin de nous permettre d’aller toujours plus haut. Les journées sont très longues parce que l’on ne se presse pas. On ne remplit plus des plages horaires, on colle au temps qui s’écoule comme un fleuve, qui s’étire, amplifiant ainsi notre perception de la réalité extérieure. Les individus se révèlent tels qu’ils sont, avec leurs travers. Les masques tombent. Au fil des jours, les certitudes du début s’envolent, les ambitions deviennent plus modestes. Et les relations humaines qui se tissent sont souvent très fortes. C’est bien connu : si tu veux connaître la vraie nature de quelqu’un emmène-le en montagne.

 

marcnathaliecosmiquePour cette seconde aventure sur l’Everest, j’avais décidé de tenter le sommet, mais, au fond, sans véritable conviction. J’avais du mal à évaluer le niveau de technicité des trois ressauts de l’arrête sommitale. L’idée d’un 8000 mètres sans oxygène me plaisait davantage. Pas de masque, pas de bouteille à porter. Et donc, plus d’autonomie et de liberté de mouvement.  J’opterai pour le second choix, sur place, après avoir croisé un gus déguisé en pilote de chasse avec des tuyaux partout.  Composée de neuf membres (voir encadré), cette expédition prévoyait de gravir le Toit du monde par la face Tibétaine. Moins technique que le versant népalais, caractérisée par la roulette russe de l’Ice Fall, la face Nord est, en revanche, balayée par des vents très intenses, et la fenêtre météo plus aléatoire. Cette année, les conditions ont été exécrables. Le camp III (8400 m) a été dévasté et des tentes se sont envolées avec les bouteilles d’oxygène et tout le matériel d’ascension à l’intérieur.

 

Tri de l’équipement

 

Faire l’ascension de l’Everest suppose un gros travail de préparation, où rien ne doit être laissé au hasard. Cela commence par l'inévitable tri de l'équipement. Opération fastidieuse qui met les nerfs à rude épreuve.  La besogne se déroule à Servoz, coquet petit village situé au pied du Mont-Blanc, entre Saint-Gervais et Chamonix, fief de la célébrissime Anne Géry, l'attachée de presse grimpeuse de choc. Tout ce grand déballage, façon vide-grenier, a pour cadre la terrasse du chalet de l'ex-épouse de Marc Batard. Il y a Marc, ses deux filles, leur grand-père, Yves, le compagnon de Marc et Michel Cyprien, écrivain.  Il fait très chaud. Le chat, Chocolat, tourne en rond. Les corps ruissellent de sueur. Le déjeuner se prend sur le pouce. Les mains piochent presque au hasard dans les assiettes composées de charcuterie. Le chocolat, emporté pour les futurs moments difficiles, n'est plus qu'une visqueuse pâte à tartiner. Les morceaux de saucisson, avalés à la va-vite, vont peser pendant des heures dans les estomacs. Le groupe se retrouve près de l'hôtel Alpina. Michel Cyprien s'adresse à Jean Paul Defrade, maire adjoint aux finances à Créteil : « te souviens-tu d'un professeur de lettres qui disait que son nom se traduisait "forte" en latin ». Jean -Paul hésite...Michel poursuit : Lycée Banville, classe de seconde, année 1963/65. Son visage s'éclaire. "Oh, nous avons été à l'école ensemble". Et leur conversation privée a commencé.

 

 

 

 

 

 
Clash aux Cosmiques

Les expéditions sont toujours pleines d’imprévus, de bonnes et de mauvaises surprises. Celle qui m’attend au Refuge des Cosmiques , situé à une demi-heure du téléphérique de l'Aiguille du Midi, et où nous avions choisi de nous acclimater pour être à la même altitude que Lhassa, peut être définie prosaïquement comme la rencontre du gaz et de l’allumette. Pourtant, tout avait bien commencé. L'ambiance et la cohésion du groupe fonctionnaient à merveille. Deux amis, joyeux lurons rencontrés sur l'Aconcagua en janvier dernier, Pascal Siedel, opticien, et Christophe Ogier, kiné, étaient venus chauffer l'équipe avec un magnum de champagne. Mais voilà, Marc Batard, personnage aux sauts d’humeur bien connus et moi-même étions un peu fatigués, pour ne pas dire surmenés. L’étincelle s’est produite vers 17 heures, à 3600 mètres d'altitude, sur un raidillon de neige et de rocher haut de 200 mètres. Marc y avait aménagé une centaine de mètres de cordes fixes pour nous apprendre à nous hisser tout en nous économisant. La poignée jumard à la main, et heureusement pas le piolet dans l'autre, perturbée par la pression du verbe de Marc, je passe brusquement d'un état de concentration maximale à un état de prostration extrême. Marc me dit : « t'es trop crispée ». Je lui réponds : « normal, je ne comprends pas ce que tu me dis de faire ». Bon on recommence. Marc reprend : « pends-toi dans le baudrier. Avances ton pied.  Je lui demande : Lequel ?  Le droit. Et maintenant tu pousses ton jumard sans bouger tes pied ». Je bouge légèrement mon pied sans m'en rendre compte. « Mais non ! T’as bougé. Allez, on recommence ». Puis, la situation verse dans le psychodrame. Le ciel devenu laiteux, s'assombrit subitement. L'horizon se bouche. La neige se met à tomber.  Au bout du rouleau mental, Marc et moi ne nous ne comprenons plus. On est entrain de de péter un câble. Les paroles échangées sont de toutes les couleurs. Un bruit de chute de sérac nous strie le nerf auditif. Jean-Luc Brémond, serviable et calme, tente de reprendre les choses en main. L'apothéose du film entre Marc et moi se termine comme dans un film hollywoodien : la fille en pleurs, le jour de mon anniversaire, et l'homme qui gueule comme un chien fou.....A cette altitude, on a encore du souffle à gaspiller. Il est temps de lever le camp. Direction Lhassa.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lhassa (3600 mètres)

 

Nous avons obtenu, in extrémis, les visas, la veille du départ. Les passeports nous ont été livrés par un salarié de l'agence Trek One Line directement à l'aéroport de Genève. Sinon, nous aurions dû dormir à Katmandou et au pire rejoindre le camp de base par le Népal via Tingri, une route qui, en terme d’acclimatation, n’est pas top. A l’aéroport de Lhassa, le personnel est toujours au garde à vous mais l’ambiance d’enterrement de l’année précédente a cédé la place à un festival de sourires. Des soldats sont toujours postés sur les toits mais, le soir, les grandes manœuvres militaires organisées dans les rues étroites de la vieille ville semblent avoir cessé. Cela dit, la pression politique est toujours là. La Chine a désormais interdit l’usage du SMTP, un protocole de transmission qui permet d’envoyer un mail, via Outlook par exemple. Il faut passer par un webmail ou un serveur FTP pour transmettre des données avec un modem satellite.

 

Durant tout notre périple, nous sommes pris en charge par la Chinese Mountain Association (CMA) qui gère les hébergements, les visites et fournit un officier de liaison, compris dans le package, pour nous accompagner jusqu'au camp de base de l'Everest (5000 mètres). Ce dernier n’est pas très envahissant. Discret, on ne le voit pas souvent mais il sait toujours où nous trouver. Il nous informe que les employés de l’hôtel sont des barbouzes, qu’il y a des micros dans les chambres et qu’il ne faut pas prendre en photos les militaires. Ma chambre donne sur une caserne. Je vois tous les matins les soldats faire leur gymnastique et se laver dans une bassine. Les trois jours passés à Lhassa sont consacrés à la visite des temples. Etant donné que j’ai mal à la tête depuis le refuge des Cosmiques, je préfère buller dans ma chambre…et boire de la bière, remède imparable. J’aurais bien regardé la télévision tibétaine mais ici, comme dans tous les hôtels où nous avons séjourné, le récepteur sert de décoration.  Le cinéma ? Je n'en ai pas trouvé. Et puis, si c'est pour visionner des films de kung-fu doublés avec des voix pétardes, autant profiter des derniers moments de confort d'un hôtel. Les deux inséparables, Yves et Marc partagent ma vision des choses et usent de toutes les ruses pour  rester une heure de plus sous la couette. Une entorse à mon programme glandouille : je concède à visiter une seconde fois le Potala, palais du Dalaï-Lama. Difficile de trouver les mots pour décrire le plus monumental des édifices tibétains, haut de 13 étages, soit 118 mètres de façade. L'intérieur, dédale de caves, chapelles, couloirs, fait de bois, de cuivre, d'or, embaumé par l'odeur des bougies au beurre de yak, des herbes brûlées très proche de la senteur du cannabis, confère effectivement au lieu une dimension magique. Devant le trône vide du Dalaï-Lama, un amoncellement d'écharpe à prières et des centaines billets de banque fait office de tapis rouge. Mais la cerise sur le Cheese cake est sans conteste le tombeau du cinquième Dalai-Lama. Rien que son poids en or donne le tournis : 3721 kg. Enfin, pour clore cette épisode spirituel, je dirais que si le Potala incarne une sorte de paradis chaste, il devait quand même s'en passer des choses dans certains boudoirs très intimiste, meublés de canapés rikiki, de vaisselle fine et de tapis au sol. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vers le camp de base (5000 mètres)

 

La route qui mène au camp de base passe par Shigatsé (3900 mètres), deuxième ville du Tibet, et Shégar (4350 mètres), un bled dont certains quartiers tiennent de la cour des miracles. C’est un long serpent de goudron qui traverse des paysages rocailleux, des étendues de sables, barrées par des ruisseaux de couleur turquoise. Pour traverser le Tibet, il faut un tas de permis et présenter un tas de papier dont on ne sait trop à quoi ils servent. Mais mieux vaut les avoir en règle. L’an passé, au camp de base, un jeune militaire en costume vert d’à peine vingt ans, surpris pas une rafale de vent, avait malencontreusement lâché le gros paquet de feuilles qu’il venait de nous faire signer. Les documents se sont envolés comme les feuilles d’automne tourbillonnant dans le vent avant de retomber dans des flaques d’eau. Nous avons dû attendre une demi-heure qu’il les récupère pour être autorisé à partir. Le permis en notre possession correspond à un itinéraire bien précis. Les chauffeurs roulent à 40 km/heures. Et doivent pointer au poste de contrôle à une heure précise. Quand il dépasse la vitesse et sont en avance, ils stoppent sur le bas côté pour respecter le timing. Une fois quitté Lhassa, l’atmosphère est beaucoup plus détendue. Je suis enchantée par le contact avec la population et épatée par les cybercafés, souvent planqués au premier étage d’un immeuble miteux. A Shigatsé, j’en dégote un avec des ordinateurs dernier cri et une vitesse de connexion turbo. Celui de Shégar vaut aussi son pesant de cacahuètes. Je reconnais la tribu de clodos qui voulaient m’échanger, l’année dernière, mon Nokia contre un téléphone mobile biscornu sans doute ramassé dans la poubelle. Ils sont toujours postés devant l’entrée. A l’intérieur, les clients matent des films à l’eau de rose, jouent à des jeux de baston, fument clops sur clops et crachent par terre. Mais le réseau fonctionne à merveille. Pourtant, vu le merdier de l’installation électrique, on peut se demander par quel miracle le local n’a pas encore explosé. Certes, un jour, les plombs ont sauté. Pas démonté, le responsable nous a demandé d’attendre. Au bout d’une demi-heure nous avions un espace privatisé.

 

 

 

 

 

C’est à Shégar que nous faisons notre première pointe d’acclimatation à 5000 mètres, histoire de rompre avec le  périple paresseux en 4X4. Le problème avec les groupes est que personne ne monte à la même allure. Cette année, nous avons expérimenté quatre voies. Jean-Luc et moi, premiers partis comme des fusées, derniers arrivés en bas, avons fait l'intégrale, un circuit en pente douce sans cailloux mais avec un détour en dent de scies sur les crêtes pour rejoindre le sommet à 5000 mètres. Nadine a tapé la face la plus raide. Yves et Marc, partis sur mes traces, ont trouvé encore une autre voix. Les plus sages, Michel, Jean-Paul et Claude, ont pris l'itinéraire le plus logique (normal Claude le connaissait). Tout le monde espérait bien dormir après cette virée. C’était sans compter avec l'assemblée générale des chiens errants tibétains, regroupés toute la nuit au pied de l'hôtel.

 

 

 

Camp de base (5000 mètres)

 

La piste qui mène au camp de base, ceinturée de glissières en acier galvanisée monte en lacet jusqu à un col à 5200 mètres, d'où l'on peut voir toute la chaîne des 8000 mètres. Cette année, on ne voit rien. Tout est bouché et il neige. Je suis tout émue de retrouver les sherpas et le cuisinier de la Tamsherku. En fait, c’est eux qui me reconnaissent. L’année dernière, je passais mes journées à chercher du courant pour recharger mes appareils électroniques. Ils m’avaient permis, en douce, de squatter la tente mess des Italiens lorsqu’ils étaient partis pour le sommet. Cette année, ils font partie de notre expédition. Le temps est pourri : froid, neige, violentes rafales de vent. Mais nous avons un privilège exceptionnel : celui de dormir, pendant quatre jours, au pied de Chomolongma, le nom tibétain de l’Everest, qui au bout de deux jours dévoilera son impressionnante stature.

 

 

 

Chacun vaque à ses occupations. L’écriture du carnet de route, le traitement et l’envoi de photos et de vidéo me prend quatre heures environ. Le signal satellite le plus fort est situé à 300 mètres du camp, au milieu d'un gros champ de cailloux. Les conditions météo marquées par le froid, le vent, la neige ne facilite pas l’envoi de données. J’ai installé un cairn pour retrouver le lieu dont la configuration évolue au gré des intempéries mais je suis souvent contrainte à effectuer plusieurs allers et retour. Quand ce n’est pas le modem qui tombe en rade, c’est l’ordinateur. Il faut alors retourner au camp pour recharger et tout recommencer.

 

 

 

Marc et Jean-Luc ont improvisé un atelier ajustage. Ils liment comme les Shadoks pompent, la partie plastique de la poignée jumard afin que les moufles puissent se glisser facilement, astuce qui permet de réduire les risques de gelure. Moktou, le Sirdar (chef des sherpas) fait remarquer qu'en cas d'orage, certaines parties métalliques, désormais nues, peuvent attirer l'orage. Jean-Luc a trouvé la parade : enrouler la poignée avec du ruban adhésif utilisé par les joueurs de hockey dur glace, fourni par la Québécoise Sylvette. Il a, par ailleurs, imaginé un système astucieux pour ouvrir la mâchoire du jumard avec un bout de ficelle. Cela permet de gagner au moins une minute à chaque relais.  

 

 

 

 

Nous avons comme voisin, une expédition russe, le club des Seven Summits, composé de 16 membres dont quatre guides. Leur camp, encore en construction, est du gros ouvrage.

Mais la célébrité du moment, c’est bien sûr Jordan Romero, un adolescent de 13 ans, engagé dans la course au « Seven summits ». Epaisse chevelure bouclée, long short ample, lunettes aviateur, mule en moumoute, son style tranche avec le défi qu’il s’est fixé. On l’imagine davantage jouer les Tony Hawk sur un skate board que gravir un 8000 mètres. Certains y voient une sorte de Michael Jackson de l’alpinisme, manipulé par un père en mal de gloire. D’autres, au contraire, sont admiratifs. Cela dit, on ne peut nier les risques de lésions neurologiques liés à un séjour prolongé à très haute-altitude.

 

 

  Une pointe d’acclimatation sur une montagne environnante à 5500 mètre est également prévue. Marc Batard trouve que l’on ne va pas assez vite. Comme une paroi, où les parties composées de beaux cailloux, bien durs, fiables, agréables, alternent avec d’autres plus rugueuses, délicates, fragiles, il cultive le paradoxe d’un caractère aux multiples facettes à la fois, tourmenté, spontané, écorché vif, réservé, attachant et généreux. Mais, là il commence « à me chier dans les bottes » et je me demande combien de temps encore je vais supporter sa tête de pioche. Yves ne s’embarrasse pas de tant de brimades. Il est blasé, vacciné.  Pour moi, d’habitude plus éponge que bouclier, la coupe est pleine, je redescends furax. Mais heureusement demain est un autre jour. Je n’ai plus mal à la tête. J’ai fini toutes les bières….Je passe au Tang, ma boisson fétiche que personne ne veut ingurgiter et qui me vaut le surnom de Miss Tang, depuis l’Aconcagua.

 

 

 

Camp de base avancé (ABC) (6400 mètres)

 

La plupart du matériel est transporté par des yaks jusqu’à 6400 mètres et la pesée, l’objet de palabres interminables. Le chef des yaks tient des comptes d’épiciers. Avant de rejoindre le camp de base avancé (ABC), le programme d’acclimatation prévoit de passer deux jours à 5800 mètres. Frappée par des spasmes et chargée comme une mule avec tout le matériel high-tech, cette montée a été pour moi très fastidieuse. Jean-Luc, fragilisé au départ par des douleurs aux cervicales, est également un peu secoué et le mental en a pris un coup. Nadine montre quelques signes de grosse fatigue. Nous avons devancé les yaks d’une heure. Un chamane nous accueille dans sa tente. Moment magique. Nous sommes tous vautrés sur un amas de coussins et de couverture. Le vent souffle toujours très fort. Et personne n’a encore fait le sommet. Vu ce que l'Everest crache....c'est pas pour tout de suite.

 

 

 

La marche d’approche vers l’ABC a duré six heures pour les plus rapides. C’est une épreuve-test qui détermine l’aptitude de chacun à poursuivre. Le confort de l’ABC est appréciable. La présence de ribambelles de drapeaux à prières multicolores lui confère un air de grand village fleuri. Mais il est impossible d’oublier que l’on est à 6400 mètres. Aller à la tente mess pour prendre ses repas exige de gros efforts. Les appétits baissent sensiblement. Mais manger devient paradoxalement une obsession. Claude lorgne sur une tomate sans pouvoir la finir. Jean-Luc, filiforme, rêve de cassoulet, de daube, de camembert mais il mange comme un moineau et enchaîne les siestes. Tout comme Yves, aussi somnolent qu'un chat. Michel et moi, en revanche, apprécions toujours les délices d’un morceau de chocolat. Pour être honnête, c’est mon unique passe-temps quand tout le monde roupille.

 

 

 

La bénédiction de l’expédition apporte du baume au cœur et se termine par un pot général avec vin jaune, champagne, bière, coca, comté, charcuterie, chocolat. Je suis un peu pétée. J’ai trouvé le réseau satellite. Tout baigne. Mais les organismes sont vite mis à rude épreuve. La nuit n’est pas de tout repos avec des rafales de vent pouvant atteindre les 140 km/heure. Nous avons tous empaqueté nos sacs, craignant que nos tentes s'arrachent du sol, comme cela est arrivé avec l'expédition voisine. Depuis que Claude a remis en place son nerf déplacé, Jean-Luc souffre beaucoup moins de maux de têtes. Il monte au Col Nord (7050 mètres) le 16 mai mais il reste affaibli. Je lui emboite le pas le lendemain avec Muktu, le sirdar (chef des sherpas), charmant népalais de 36 ans assez entreprenant, papa de six enfants, dont un de 18 ans, aide de camp sur l’expédition.

 

 

 

Le Col Nord est une grosse meringue de glace, trouée de séracs qu’il faut contourner en se hissant sur des cordes fixes. Depuis la mort d’un Tibétain dans une avalanche en avril le parcours a changé. La nouvelle voie innove avec trois échelles achetées chez le Bricomarché local. La dernière, placée contre une paroi abrupte n’est pas très rassurante en descente. Lorsque j’atteins le haut du glacier, grisée, j’éprouve la satisfaction d’avoir franchi une étape importante. Dans la tente, je suis prise de convulsions à cause du froid et de l’effort. Le sommeil est un peu difficile. Ma tête résonne comme un tambour.  Mon sac de couchage est humide car j’ai secoué la tente recouverte de neige et de cristaux de glace. Je reste blottie dedans, comme une larve, de 16 heures à 8 heures. J’ai faim. Malheureusement, Claude a trop bien planqué le pain d’épice. Il y a bien des barres chocolatées. A éviter car trop gras et donc trop lourd à digérer. Il parait qu’à 7000 mètres, on capte la quantité d’oxygène dont a besoin un fœtus. Lorsque que je redescends à 6400 mètres, je sens que je suis acclimatée. Le sort d’Yves et de Nadine est beaucoup plus inquiétant. Les deux vont redescendre à dos d’homme à 5000 mètres.

 

 

 

 

Grand départ vers le sommet

 

La météo est toujours incertaine. Les vents doivent baisser à partir du 21 mai. Le 19, lorsque nous montons au Col Nord, ça souffle par intermittence mais il y a du soleil. Le vent propulse des cristaux qui cinglent les joues. Partie plus tard que les autres, je suis prise dans une violente tempête. Vers 18h30, j’atteins le camp I, transie de froid. Claude Faivre et Jean-Luc Brémond, mes deux compagnons de tente, m’attrape, me déshabille et me roule comme une crêpe dans mon duvet. Je n’ai plus bougé, juste réclamé un biscuit. La nuit, le vent secoue les tentes comme des cocottes-minutes. Les prévisions météo, recueillies auprès d’autres expéditions deviennent complètement hallucinantes. Aucune ne concorde. On nous annonce, de nouveau de la neige, du vent. La présence d’un cyclone au dessous du Bangladesh explique ces aléas. Après trois nuits passées à 7000 mètres, Jean-Luc, Jean-Paul et moi levons le camp pour le camp II (7700 mètres). Claude est parti la veille. Le Jurassien a adopté une stratégie digne d'un héros grec : la direct Col Nord (7050 mètres) - sommet (8848 mètres). Il veut aussi  par ce biais gagner un jour pour limiter le port du masque à oxygène, des produits russes terriblement inconfortables.

 

 

 

 

 

 

Nous progressons le long d’une corde fixe avec une lenteur folle. Si lentement, que je ne suis même pas essoufflée. Je continue à filmer, parler, comme si j’étais sur un sentier de randonnée dans les Alpes. L'Autrichienne Gerlinde Kaltenbrunnen accompagnée de son mari Ralph Dujmovovits qui tente son treizième sommet de 8000 sans oxygène nous double. Elle monte avec des bâtons et sa technique de cramponnage est bien éprouvée. En forme, Jean-Paul souffre d'une touche sèche, très gênante, type asthme d'altitude. A mi-parcours, des informations contradictoires sur le mauvais temps l’incitent à faire demi-tour. Ses gelures au Mc Kincley risquent de lui être fatales. Parfois, j’ai l’impression de percevoir le monde comme dans un film au ralenti, de me sentir totalement étrangère à la scène qui se déroule devant moi, de la regarder de loin. C’est très bizarre.  Ma thermos glisse de mon sac à dos et tombe sur le sol. Je mets un quart d’heure pour décider de ramasser, la récupérer et la ranger.

 

 

 

Je croise Jordan Romero, 13 ans accompagné de son père et de sa belle-maman. Karen me lâche : « Nathalie, we did it ». Là, comme si j’étais sous l’effet d’une drogue, je ne sais pas pourquoi, je n’y crois pas. Pourtant, ils l’on fait, en famille, de surcroît. A très haute-altitude, on dit que l’intellect devient terne et apathique. Je n’ai pas cette impression. Je n’ai pas toujours ce sentiment. Mon cerveau, sans doute par crainte de ne plus être lucide, est souvent en alerte et mon esprit semble plus puissant que mon corps qui s’épuise. En cinq jours, j’ai mangé deux soupes, quatre biscuits et bu du thé. Le double de la ration de Jean-Luc. L’envie de manger disparaît. Les muscles fondent.  Le corps s’auto-digère.

 

 

J’aperçois Jean-Luc qui me fait signe, sans doute pour m’indiquer l’emplacement de la tente. Je le vois vomir aussi. Sur les derniers mètres, Je me traîne sur les cailloux en rampant. Je mets en marche le moulin à paroles et fais un large sourire à Jean-Luc. Il hallucine, vu mon état de fatigue. Neuf heures pour monter 700 mètres. A 7700 mètres, je réalise que je suis au dessus des nuages. Le soleil pointe à l’horizon. La chaîne de l’Himalaya me tend les bras. La nuit n’est pas trop mauvaise, malgré le manque de confort lié aux pieds qui pendouillent dans le vide. Le lendemain, au petit matin, le soleil illumine notre tente. J’interroge Pasang sur la possibilité de monter au camp 3 (8300 m). Pas de tentes d'installées. La météo va se détériorer dans la journée. Nous optons pour un 8000 mètres symbolique. Le chemin emprunte une butte de rocaille délitée. Les premiers mètres sont extrêmement éprouvants. Je titube. Je fais trois pas, je m’arrête. Puis, je trouve un semblant de rythme et me rend compte que petit à petit j’avance quand même. Jean-Luc, dix mètres derrière, me conseille de redescendre lorsque je commence à jardiner dans les cailloux. Je continue. Lui n’y croit plus et redescend, un peu rincé. Pasang, mon sherpa, est très mal point. A 8000 mètres, au bout de trois heures, nous prenons une vidéo mémorable. Ned Bouadj, veilleur de nuit au CROUS à Lyon, me regarde avec des yeux hagards. Il est à bout de souffle. Je suis entrain de jouer la présentatrice télé et je hurle à cause du vent. Il fait une pose pour changer sa bouteille d’oxygène. Je lui fais un sourire Ultra-bright - qui l’a marqué puisqu’il m’en reparlera à son retour à 6400 mètres après avoir réussi le sommet.

 

 

 

Je me retourne en direction du Toit du monde, pas très pressée de redescendre. Pourtant, il y a urgence. Les nuages sont devenus si dense que la tempête ne pas tarder. On se la prend en pleine poire vers 7500 mètres. Le vent s’est levé d’un coup avec une telle violence qu’il nous projette contre les rochers. La neige tombe plus lourdement et une sorte de  blizzard commence à envelopper la montagne. J’enlève à plusieurs reprises mes gants pour défaire le mousqueton, consciente que je risque de me geler les doigts. Des ascensionnistes, engoncés dans leur matériel d’assistance respiratoire, semble endurer de terribles souffrances. Ils me font penser à une expédition de cosmonautes sur la lune.

 

 

 

 

 

 

nathaliedortAu Col Nord, je suis à bout de force, allure zombie à la tombée de la nuit. Je demande à Jean-Luc de m’ouvrir la tente. Il me demande d'enlever ses crampons. Au bout du rouleau mental, je l'envoie paître et lui rétorque que je ne vais pas sauter à cloche pied à l’intérieur. Le lendemain, il neige. La descente du Col Nord ver l’ABC est un enfer. Les flocons recouvrent désormais les crevasses. La visibilité est nulle, le terrain laborieux. Je suis vidée, criblée de crampe à cause de la déshydratation. Mais je suis accueillie comme une princesse.

 

 

 

Epilogue : bilan des courses

 

nath frontiereEn haute-montagne, les choses ne se passent pas toujours comme on les a prévues. Mais, quelque soit l’issu, sommet ou pas, on en ressort plus fort, plus riche, à condition de ne pas avoir mis la barre trop haut.  L’année dernière Claude Faivre voulait s’offrir l’Everest pour ses cinquante ans mais renonce à 8500 mètres, frappé par une ophtalmie due au froid intense. Cette année, il fera demi-tour à 48 mètres du sommet. Au moment où il voit la cime, il sent le fluide de l'oxygène qui sort du masque venir lui geler ses yeux. Il est face à un dilemme : renoncer au sommet pour sa femme qui lui a demandé de ne pas se mettre en danger ou poursuivre au risque de perdre la vue. Il a choisi de renoncer pour sa femme. Il s’en veut de ne pas avoir atteint son but, mais en renonçant, il a accompli bien plus qu’un sommet.  Sylvette Guillemard qui n’a suivi aucune préparation particulière a gravi la moitié du Col Nord. Marie-Nadine Laborde qui s’est entraîné durement paie un lourd tribut : œdème cérébral et pulmonaire, embolie pulmonaire suite à la thrombophlébite des deux mollets et thrombose veineuse rétinienne. En cause : la prise excessive de Diamox (un médicament qui augmente le débit sanguin cérébral et la ventilation) associée à une hydratation insuffisante. Il est utilisé par les personnes ayant des difficultés à gérer la première phase d’acclimatation. Préconisé la veille de l’arrivée à 3000 mètres, il doit être arrêté après l’arrivée à l’altitude la plus élevée. Illustrant l’idée selon laquelle la haute-montagne révèle la nature des individus, Sylvette et Nadine mettront un terme à leur idylle. Obnubilé par le sommet, Jean-Luc Brémond, à l’égo surdimensionné, a pris la mesure des exigences et des aléas d’une expédition en Himalaya. Yves Roux, victime également d’un œdème cérébral, n’est pas prêt de retourner de si tôt en altitude. Frappé par des maux de ventre, Marc Batard, qui tentait l’ascension sans oxygène, s’est arrêté à 7700 mètres. Jean-Paul Defrade est rentré soulagé d’avoir encore tous ses doigts. Michel Cyprien n’a pas souhaité gravir le Col Nord car il n’en avait plus envie. Son périple lui a donné lui a procuré suffisamment de satisfaction, ne nécessitant pas d’efforts supplémentaires.

En ce qui me concerne, ce voyage m’a enchanté et bouleversé. Enchanté car j’avais compensé mon faible niveau technique par de l’endurance, une très bonne acclimatation et une foi de fer. Bouleversé car je pense toujours au visage angélique de mon sherpa Passang, à son éternel sourire. Je le vois vomir en cachette. Il ne parle pas français. Son anglais est approximatif. Il souffre d’une extinction de voix. Nous communiquons très peu. Il est physiquement HS. Mais il est toujours là pour m’aider. Jamais je n’aurais supporté qu’il fasse le sommet dans ces conditions.

 

Souvent  qualifiée de « Montagne à vaches » par des grimpeurs arrogants et nombrilistes, car de faible niveau technique, l’Everest fait heureusement toujours rêver, malgré les nombreuses tragédies qui s’y sont déroulées. C’est vrai qu’il n’est pas nécessaire d’être un alpiniste chevronné au sens noble, avec toute la connaissance technique et la variété des pratiques que cette disciple englobe. Des cordes fixes équipent la voie jusqu’au sommet. Mais ce n’est pas pour autant une promenade de santé. Le défi est très difficile même avec prise d’oxygène.

 

 

 

Au moment où j’écris ce récit, je suis rentrée depuis un mois. Je n’ai presque plus de vertige, je pense avoir remis en ordre les fichiers de mon cerveau. La reprise de la course est plus difficile que prévu. L’Everest est toujours là. Je prévoie d’y retourner pour aller plus haut encore, grâce à la science. Mais avant, un autre défi m’attend : la Petite Trotte à Léon (250 km autour du Mont-Blanc en autonomie sur quatre jours). Je pars avec un équipier que je n’ai rencontré qu’une fois, un soir vers minuit, à 2500 mètres, lors d’une grosse tempête de grêle sur le Raid du Mercantour. L’année dernière, nous étions trois gonzesses et comme on a failli se crêper le chignon, cette année, j’opte pour le duo. Notre équipe s’appelle les Experts, un nom trouvé le 31 décembre 2009 à minuit 1, après un repas bien arrosé. L’aventure quoi !

 

 

Les membres de l’expédition

 

Marie-Nadine Laborde : chirurgien cardiaque à Bordeaux. Face Sud de l’Everest, 8500 mètres en 2007. Alpiniste

Sylvette Guillemard : professeur de droit franco-québécoise

Michel Cyprien : écrivain, ex-rédacteur en chef à Gai pied Hebdo .

Jean-Luc Bremond : alpiniste (hautes-Alpes), apiculteur, éducateur sportif, accompagnateur de montagne, agent de maîtrise. Alpiniste

Yves Roux : contrôleur de gestion

Marc Batard : alpiniste, détenteur du record de vitesse sans oxygène, côté népalais

Nathalie Lamoureux : journaliste. Col Nord de l’Everest, 7000 mètres en 2009

Claude Faivre : bûcheron (Jura).  Face tibétaine de l’Everest, 8500 mètres en 2009.

Jean-Paul Defrade : maire adjoint aux finances (Créteil), conservateur des hypothèques à la Direction des Impôts. Alpiniste.

 

Publié dans EXPEDITIONS

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S
J'apprécie votre blog , je me permet donc de poser un lien vers le mien .. n'hésitez pas à le visiter. <br /> Cordialement
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P
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